Face à une période d’inflation soutenue qui menace de se transformer en récession, la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland, a déposé son énoncé économique de l’automne le 3 novembre dernier.
Contexte dans lequel l’Énoncé économique de l’automne a été présenté
Mi-octobre, Statistique Canada a indiqué que l’indice des prix à la consommation avait augmenté de 6,9 % d’une année à l’autre en septembre, soit essentiellement le même taux que les deux mois précédents, et que les prix des aliments avaient augmenté de 11,4 %, soit le rythme le plus rapide en plus de 40 ans. Pour redresser la situation, la Banque du Canada a augmenté les taux d’intérêt à six reprises entre le 2 mars et le 25 octobre, les faisant passer de 0,5 % à 3,75 %.
La semaine dernière, la ministre Freeland a décrit les contraintes auxquelles elle s’est heurtée lors de la préparation de la mise à jour et annoncé que des « jours difficiles » guettaient l’économie canadienne – notamment des taux hypothécaires élevés, un ralentissement de la croissance des entreprises et une augmentation du taux de chômage. Elle a également évoqué en toute franchise le dilemme avec lequel le gouvernement fédéral doit composer, à savoir : répondre aux appels à une aide accrue pour atténuer les effets de la hausse du coût de la vie mais aussi limiter les dépenses pour ne pas alimenter l’inflation. « Nous ne pouvons pas dédommager tous les Canadiens » pour tous les coûts de l’inflation, a-t-elle souligné.
Points saillants de l’énoncé
Déficit 2021-22
Lors du dernier exercice financier, le déficit fédéral s’est élevé à 90,2 milliards de dollars, ce qui est nettement inférieur à la projection faite en avril par le gouvernement, qui était de 113,8 milliards de dollars. Cela s’explique par l’augmentation des recettes fédérales liées à la hausse des prix de l’énergie et de l’inflation, ainsi que par une économie qui a dépassé les prévisions antérieures.
Déficit 2022-23
Pour l’année en cours, le déficit devrait atteindre 36,4 milliards de dollars, soit environ -1,3 % du PIB, et devrait diminuer au cours des quatre prochaines années avant de se transformer en un excédent budgétaire de 4,5 milliards de dollars, soit environ 0,1 % du PIB, au cours de l’exercice 2027-2028. Le déficit de cette année est de 16,4 milliards de dollars inférieur aux prévisions du budget fédéral du printemps, encore une fois en grande partie grâce aux prix élevés de l’énergie qui renflouent les coffres du gouvernement.
Le « point d’ancrage fiscal »
Au cours des 30 prochaines années, le ratio de la dette fédérale au PIB devrait suivre une trajectoire à la baisse plus marquée que ce qui avait été prévu dans le budget de 2022.
Comme les conditions économiques et financières se sont détériorées partout dans le monde, le ministère des Finances du Canada a élaboré un scénario « pessimiste », en vertu duquel « l’inflation de l’IPC [indice des prix à la consommation] est de 1,8 point de pourcentage supérieure à celle indiquée pour 2023 dans l’enquête de septembre 2022 et reste supérieure à 3 % jusqu’au premier trimestre de 2024, soit environ six mois de plus que dans l’enquête, avant d’atteindre 2 % à la fin de 2024. »
Croissance et inflation
Le groupe d’économistes indépendant du gouvernement prévoit que la croissance économique ralentira encore, l’inflation de l’IPC devant rester supérieure à 3 % jusqu’au troisième trimestre de 2023 – soit près d’un an plus tard que ce que les économistes du secteur privé avaient prévu dans le budget de 2022 – avant d’atteindre 2 % au milieu de 2024. Selon les projections du scénario pessimiste de Finances Canada, le taux de croissance serait de 3,2 % pour l’année en cours et de 0,7 % pour l’année prochaine, et légèrement moins pour les deux années.
Nouvelles dépenses
Allocation canadienne pour les travailleurs (ACT)
« Quatre milliards de dollars sur six ans, à compter de 2022-2023, de sorte à émettre des paiements anticipés automatiques de l’ACT pour ceux qui y étaient admissibles l’année dernière, à compter de juillet 2023 pour l’année d’imposition 2023 ».
Intérêts sur les prêts fédéraux aux étudiants et aux apprentis
Le gouvernement propose d’éliminer en permanence les intérêts sur tous les prêts d’études canadiens et les prêts canadiens aux apprentis, y compris ceux qui sont actuellement remboursés, à compter du 1er avril 2023. Ce changement devrait coûter environ 2,7 milliards de dollars sur cinq ans, et 556,3 millions de dollars par la suite.
Logement
Plusieurs nouvelles initiatives, dont un nouveau compte d’épargne libre d’impôt pour l’achat d’une première propriété; doubler le crédit d’impôt pour l’achat d’une première habitation; l’introduction d’un nouveau crédit d’impôt remboursable pour la rénovation d’une habitation multigénérationnelle, et veiller à ce que les bénéfices issus de la revente précipitée de propriétés détenues depuis moins de 12 mois sont pleinement imposés.
Réduire les coûts de transaction des cartes de crédit pour les petites entreprises
« Le gouvernement entend négocier avec les réseaux de cartes de paiement, les institutions financières, les acquéreurs, les services de traitement des paiements et les entreprises afin de réduire les coûts de transaction de cartes de crédit pour les petites entreprises sans nuire aux autres entreprises et en protégeant les points de récompense existants pour les consommateurs ».
Reconstruire le Canada atlantique et l’Est du Québec après l’ouragan Fiona
Mise en place d’une disposition budgétaire d’un milliard de dollars en 2022-2023 en prévision des demandes provinciales liées à l’ouragan Fiona et qui s’inscrit dans le cadre des Accords d’aide financière en cas de catastrophe.
Formation professionnelle
250 millions de dollars sur cinq ans, à compter de 2023-2024, à Emploi et Développement social Canada afin de contribuer à la prospérité des travailleurs canadiens dans une économie carboneutre.
Crédit d’impôt à l’investissement pour les technologies propres
Le gouvernement propose de créer un crédit d’impôt remboursable égal à 30 % du coût en capital des investissements dans les systèmes de production d’électricité, les systèmes fixes de stockage d’électricité qui n’utilisent pas de combustibles fossiles, l’équipement de chauffage à faible teneur en carbone et les véhicules industriels à émissions nulles ainsi que l’équipement connexe de chargement ou de ravitaillement.
Fonds de croissance du Canada
Ce fonds sera lancé d’ici la fin de 2022, d’abord à titre de filiale de la Corporation de développement des investissements du Canada (CDEV), afin de pouvoir commencer immédiatement à effectuer les investissements essentiels nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques et économiques du Canada. Le gouvernement prendra des mesures pour mettre en place une structure permanente et indépendante pour le Fonds de croissance, au premier semestre de 2023.
Chaînes d’approvisionnement en transport
Le gouvernement ira de l’avant avec bon nombre des recommandations du groupe de travail national sur la chaîne d’approvisionnement, y compris le lancement d’un examen réglementaire des chaînes d’approvisionnement afin d’améliorer l’efficacité et la résilience des chaînes d’approvisionnement du Canada, la modernisation des pratiques d’inspection des cargaisons et de dédouanement, et la rationalisation des politiques d’exploitation et des pratiques réglementaires qui ont une incidence sur l’acheminement des marchandises aux portes d’entrée internationales du Canada.
Mesures fiscales
Le gouvernement a l’intention d’instaurer une taxe de 2 % sur la valeur nette de tous les types de rachats d’actions par les sociétés publiques au Canada.
Réponse du Canada à la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA)
L’Énoncé économique de l’automne présente la réponse initiale du Canada à l’Inflation Reduction Act (IRA) des États-Unis, qui est entrée en vigueur en août. Cette loi autorise jusqu’à 369 milliards de dollars américains au cours de la prochaine décennie pour la sécurité énergétique et la lutte contre les changements climatiques. Elle étend le soutien américain à de nombreux types d’énergies et de technologies propres, notamment les batteries pour les véhicules électriques et les systèmes d’alimentation stationnaires, la production d’hydrogène et la technologie des piles à combustible H2, l’énergie éolienne, solaire et nucléaire, la biomasse, ainsi que le captage, l’utilisation et le stockage du carbone.
Une grande partie de ce soutien prend la forme de crédits d’impôt à l’investissement (CII) et de crédits d’impôt à la production disponibles uniquement pour les investissements et les activités de fabrication en sol américain, ce qui risque de détourner les investissements et les activités de fabrication du Canada dans ce domaine industriel crucial de la prochaine génération.
L’ampleur du soutien de l’IRA à l’énergie propre, aux technologies propres et à l’innovation est largement supérieure à ce que le Canada peut faire, toutes proportions gardées.
Au cours des derniers mois, face à l’augmentation du financement américain, le gouvernement fédéral du Canada a réaffirmé qu’en comparant des pommes avec des pommes, on ne met pas en évidence les avantages du Canada. Il a notamment fait remarquer que le régime canadien de tarification du carbone – qui atteindra 170 $ par tonne d’ici 2030 – contribuera à maintenir les investissements dans les grands projets au Canada. Cependant, dans l’énoncé économique de l’automne, le gouvernement a reconnu plus directement que l’écart de compétitivité avec les États-Unis s’est creusé en matière d’investissement et qu’il est parfaitement conscient qu’il va falloir niveler le terrain de jeu ou faire face à la dérive des projets vers le sud.
La ministre Freeland a annoncé que le gouvernement allait de l’avant avec son engagement, annoncé dans le budget 2022, d’établir un crédit d’impôt à l’investissement pour soutenir les investissements dans la production d’hydrogène propre. De plus, le ministère des Finances lancera une consultation sur la meilleure façon de mettre en œuvre un crédit d’impôt à l’investissement pour l’hydrogène propre s’appuyant sur l’intensité carbonique de l’hydrogène au cours de son cycle de vie.
Loi no 2 d’exécution du budget
Chaque budget fédéral est traditionnellement suivi de deux projets de loi d’exécution du budget (ou « LEB ») – un au printemps et un à l’automne. Le gouvernement espère présenter la « LEB 2 » à la Chambre des communes le 4 novembre, afin d’inclure la deuxième série de mesures budgétaires en suspens du printemps, ainsi que les mesures de l’énoncé économique de l’automne qui doivent être approuvées par le Parlement.
Analyse
La ministre a dû composer avec des pressions contradictoires au moment de préparer l’énoncé économique de l’automne. Elle a finalement opté pour une série de mesures relativement modestes qui répondent au contexte économique et fiscal plus large. Elle a présenté le tout dans une formulation visant à justifier l’ensemble relativement mince et modeste des mesures.
La ministre avait préparé le public à l’arrivée d’une période difficile et l’énoncé économique de l’automne a mis en évidence le climat d’incertitude qui règne actuellement, de même qu’un possible ralentissement économique et la nécessité de planifier prudemment dans un tel contexte. Les deux scénarios économiques de la ministre évoquent, d’une part, le ralentissement progressif d’une croissance quasi nulle et, d’autre part, une récession peu profonde – ce qui dément pour l’instant les prévisions les plus pessimistes.
Sur le plan politique, la question dominante dans le pays est l’inflation et son impact sur l’accessibilité financière et les taux d’intérêt. La ministre ne pouvait pas faire grand-chose sur ce dernier point, si ce n’est réitérer son soutien à la Banque du Canada et à son indépendance, mais elle ne pouvait qu’acquiescer face aux inquiétudes suscitées par l’augmentation du coût de la vie. Une fois de plus, cela a conduit à des mesures très ciblées mais relativement modestes.
La situation budgétaire, alimentée par l’inflation et l’augmentation du PIB nominal, a donné au gouvernement une certaine marge de manœuvre en matière de dépenses, et ce, sans que les ratios du déficit et de la dette par rapport au PIB ne prennent une mauvaise tangente. Toutefois, les marchés financiers et la plupart des économistes étaient d’avis qu’il fallait limiter les dépenses publiques, surtout si elles n’étaient pas financées, comme l’a montré la récente débâcle budgétaire au Royaume-Uni. En fin de compte, l’augmentation des dépenses a été assez modeste, avec une augmentation des recettes relativement faible, compensée par une nouvelle taxe sur les rachats d’actions.
Somme toute, cet énoncé est sous le signe de la prudence, compatible avec le fait qu’il ne faut pas porter atteinte à une politique monétaire restrictive au moyen de mesures budgétaires visant à stimuler l’économie. Toutefois, sur le plan politique, il ne répond probablement pas au désir d’un allégement accru du coût de la vie. Il semble inéluctable que la pression s’accentue tandis que la croissance ralentit, que l’inflation tarde à se résorber et que les pertes d’emploi commencent à se multiplier. La crainte d’un ralentissement important ou d’une récession a conduit la ministre à ménager la puissance financière, au cas où elle en aurait besoin plus tard. Elle avait été explicite à ce sujet en privé. Elle l’a maintenant fait publiquement dans l’énoncé économique de l’automne.
Depuis l’adoption de la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA), le gouvernement est également conscient de subir des pressions pour combler l’écart perçu entre les États-Unis et le Canada en ce qui concerne les investissements et les mesures incitatives liées au climat et aux technologies propres, en particulier l’électrification du secteur automobile. De toute évidence, le gouvernement du Canada ne peut pas égaler le programme américain et a probablement besoin de plus de temps pour en évaluer l’impact. Les annonces faites dans l’énoncé économique de l’automne représentent donc une sorte d’acompte en attendant des mesures plus poussées dans le budget 2023. Pour l’instant, l’énoncé économique a essentiellement proposé de nouveaux crédits d’impôt pour des investissements bien précis dans les technologies propres et l’hydrogène, liés en partie à des garanties positives sur le marché du travail. L’énoncé promet un autre ensemble de mesures pour la fabrication propre, y compris l’électrification automobile, dans le budget 2023.
Pour ce qui est de l’innovation, le gouvernement ne pouvait pas laisser en plan ce qui avait été amorcé dans le budget de 2022, notamment au regard du nouveau Fonds de croissance du Canada de 15 milliards de dollars. Il aurait été étrange de ne pas montrer que des progrès avaient été réalisés par rapport à la pièce maîtresse de l’innovation et de la croissance du plus récent budget. De toute évidence, le travail de conception fut complexe et les discussions interministérielles laborieuses. Le Fonds de croissance sera un aspect important de la réponse à l’IRA américaine. Il sera lancé d’ici la fin de l’année et fonctionnera de manière concessionnelle, selon une structure indépendante, avec une équipe de gestion et un conseil d’administration qui lui seront propres. Ce fonds tentera de réduire les risques liés aux investissements verts du secteur privé, notamment l’expansion des projets de captage, d’utilisation et de stockage du carbone. Les détails de sa gouvernance et de son mandat ont été exposés dans l’énoncé économique de l’automne. Son modèle de gouvernance sera définitif d’ici le milieu de 2023, mais en attendant, jusqu’à la fin de l’année, les investissements seront effectués par l’intermédiaire de la Corporation de développement des investissements du Canada (CDEV). La nouvelle agence canadienne d’innovation et d’investissement, dotée d’un milliard de dollars, n’a pas eu le même traitement dans cet énoncé. De plus amples renseignements la concernant seront fournis dans les prochaines semaines, avant le budget 2023.
En résumé, il s’agit d’un ensemble de mesures modestes destinées à marquer le pas et à mobiliser des ressources en attendant le budget 2023, moment où les perspectives d’évolution de l’économie et de la croissance seront plus claires. Cet énoncé sera raisonnablement bien accueilli par les marchés et probablement considéré comme peu pertinent (ou raté) par ceux qui espéraient que d’importantes mesures seraient prises au chapitre de l’accessibilité financière. La diminution du déficit et du ratio de la dette au PIB permettra à la ministre de gagner des points pour les progrès accomplis sur le plan financier (qu’ils soient fonction de l’inflation ou non), de confirmer son orientation publique vers la modération et de rendre crédible sa capacité à déployer une plus grande puissance financière si les circonstances le justifient.
Sur le plan politique, il est évident que le gouvernement pourrait essuyer des critiques quant à la manière dont il gère l’économie et il y est sensible, surtout avec la concurrence plus vive qu’oppose le nouveau chef conservateur. Cela explique probablement certaines des mesures de l’énoncé qui ont un attrait populiste – notamment l’élimination des intérêts sur les prêts étudiants et l’envoi de chèques aux Canadiens à faible revenu pour le remboursement de la TPS.
Enfin, sur une note plus générale au sujet de l’orientation stratégique du gouvernement, la ministre des Finances a profité de son discours pour réitérer des éléments de ce qu’on a appelé la « doctrine Freeland » depuis son récent discours sur son plan de politique étrangère, prononcé devant la Brookings Institution de Washington. L’énoncé évoque à nouveau le concept de déplacement de la production dans des pays alliés (« friendshoring ») et la nécessité d’exploiter de manière stratégique la capacité énergétique et les minéraux essentiels du Canada, non seulement à notre avantage, mais aussi par devoir envers nos alliés et les pays partageant notre vision alors que deux camps polarisent la scène géopolitique. Ces précisions dans un énoncé économique devraient être accueillies favorablement par de nombreux acteurs des secteurs de l’énergie et des mines.