Le premier débat des chefs a eu lieu il y a 57 ans en juin durant les élections fédérales de 1968. Le nouveau premier ministre libéral Pierre Trudeau y a affronté Robert Stanfield pour les progressistes-conservateurs, Tommy Douglas pour les néo-démocrates et Real Caouette, chef du Ralliement créditiste.
Ce n’est qu’en 1979, après une interruption de onze ans, qu’un autre débat des chefs a été organisé et que les débats ont fait partie de toutes les élections depuis lors.
L’importance de ces débats est basée sur leur contribution à la compréhension des électeurs et sur la possibilité de produire ou non un moment décisif, susceptible d’influencer le résultat de l’élection.
Les objectifs des débats
La sénatrice Donna Dasko, qui a passé une partie de sa carrière en recherche d’opinion publique, explique leur valeur :
Les débats des chefs sont peut-être l’occasion la plus importante pour les électeurs de s’informer sur les choix qui s’offrent à eux, sur le caractère et le tempérament des chefs, sur les politiques des partis et sur les approches sur les questions nationales
Comme Elly Alboim et Paul Adams l’ont fait valoir dans un article de 2016 de Options Politiques,
La raison pour laquelle les débats entre les candidats au poste de premier ministre sont si importants est simple : ils offrent aux électeurs une « troisième fenêtre » sur une campagne qu’ils doivent autrement observer à travers les prismes imparfaits des partis eux-mêmes et des médias…
Ils poursuivent en notant que :
Les électeurs indécis abordent un débat des chefs non pas comme une compétition sportive, ni comme une émission de télé-réalité, mais plutôt comme une occasion unique d’entendre les propositions des chefs de parti et d’évaluer leur personnalité. Les débats, combinant un niveau d’exposition et d’interaction entre les candidats, sont étonnamment efficaces pour offrir aux électeurs indécis ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin.
L’ancien ministre conservateur James Moore est d’un avis contraire sur les débats des chefs :
Il s’agit généralement d’un exercice de communication visant à exploiter la curiosité bien intentionnée des électeurs du pays pour faire appel aux émotions des cohortes d’électeurs, plutôt que de faire une présentation sincère de points de vue et de valeurs opposés.
M. Moore enchaîne en disant que les segments de chaque débat sont « découpés en hors-d’œuvre dans les médias sociaux et distribués en temps réel pendant que les débats sont encore en cours afin d’obtenir des clics, des dons, des mentions « j’aime » et de la colère ».
À la recherche de coups fatals
Les observateurs assidus des débats espèrent éternellement que des feux d’artifice et des drames se produiront lorsque les dirigeants se réunissent, mais peu d’entre eux ont produit de tels résultats.
En 2011, le chef du NPD Jack Layton a démoli le chef du Parti libéral Michael Ignatieff en l’accusant d’avoir « le pire taux d’assiduité à la Chambre des communes de tous les députés. Vous savez, la plupart des Canadiens, s’ils ne se présentent pas au travail, ils n’obtiennent pas de promotion. Vous avez manqué 70 % des votes ». M. Ignatieff n’avait pas de réponses , et M. Layton et le NPD ont délogé les libéraux et formé l’Opposition officielle.
Le champion de tous les temps en matière de coup fatal dans le débat des chefs est l’échange Brian Mulroney-John Turner sur les nominations libérales pendant les élections fédérales de 1984. Juste avant de quitter le pouvoir en juin de cette année-là, Pierre Trudeau a laissé une pilule empoisonnée à son successeur John Turner, en nommant 23 ministres et députés libéraux au Sénat et à divers autres postes. Mais M. Trudeau n’a finalisé que six de ces nominations et en a laissé 17 à M. Turner, ce qu’il a fait en prenant ses fonctions juste avant de lancer les élections. Lors de ce débat, c’est M. Turner qui a d’abord aborder la question du favoritisme, mais M. Mulroney a retourné la question contre lui en lui demandant de s’excuser pour avoir procédé à « ces horribles nominations ». M. Turner a répondu qu’il « n’avait pas le choix ». À ce moment-là, M. Mulroney s’est emporté en déclarant : « Vous aviez le choix, monsieur. Vous auriez pu dire : « Je ne vais pas le faire ». Vous aviez la possibilité, monsieur, de dire « non » et vous avez choisi de dire « oui » aux vieilles attitudes et aux vieilles histoires du parti libéral. Si je peux me permettre de le dire respectueusement, ce n’est pas suffisant pour les Canadiens ». Cet échange a été dévastateur pour M. Turner, mais décisif pour M. Mulroney et les conservateurs sont arrivés au pouvoir avec 211 sièges aux élections du 4 septembre.
Aux États-Unis, les débats présidentiels ont changé le cours de plusieurs campagnes électorales. Lors du premier débat américain de la campagne de 1960, les auditeurs de la radio étaient convaincus que Richard Nixon avait battu John F. Kennedy, alors qu’à la télévision, les téléspectateurs voyaient un Nixon au visage pâteux, avec l’ombre d’une barbe sur son visage et transpirant de manière abondante. Pour ces téléspectateurs, c’était Kennedy le grand vainqueur.
L’été dernier, le débat de pré-campagne entre Joe Biden et Donald Trump a été un désastre pour Biden. Il a perdu le fil de sa pensée a plusieurs reprises, a mélangé les mots et semblait être à court d’arguments. Sa prestation lui a coûté l’investiture et Kamala Harris l’a remplacé sur le ticket démocrate. Lors de son débat avec Trump, le consensus général était qu’elle avait gagné haut la main, mais lors de l’élection, Trump l’a battue haut la main.
La préparation des débats
Tous les partis commencent à préparer leur débat en identifiant les publics qu’ils veulent atteindre et en développant les arguments et les messages nécessaires pour les toucher. Les campagnes décident où ils veulent passer à l’offensive, où ils seront en défense et où ils doivent jouer pour un match nul. En se préparant à l’offensive, ils examinent les points sensibles de leurs adversaires et développent des lignes d’attaque. Pour les postures défensives, ils développent des approches pour les amener vers d’autres points qu’ils souhaitent aborder. Ils travailleront également sur les « répliques percutantes », ces points de débat courts et tranchants qui produisent un maximum de dégâts. Les dirigeants s’entraînent habituellement lors de séances de jeux de rôle avec leurs conseillers principaux, se préparant à répondre aux questions difficiles et à asséner des ripostes encore plus cinglantes, tout en affinant leur présentation, leur débit et leur ton.
Les stratégies de positionnement
Lors des débats en français et en anglais prévus cette semaine, les campagnes positionneront soigneusement leurs chefs respectifs en vue de l’élection qui aura lieu dans moins de deux semaines.
Mark Carney
M. Carney arrive au stade des débats en tant que favori. Son objectif principal sera donc de maintenir l’élan de son parti tout en évitant des erreurs ou des gaffes. Ses conseillers lui rappelleront que « l’ennui, ça marche » et d’éviter de prendre des risques. Le plus grand avantage de M. Carney est l’avance que les sondages lui donnent sur Pierre Poilievre en tant que chef de parti le mieux armé pour faire face à Donald Trump. Il comprend probablement que l’avance des libéraux bien que large, reste fragile et qu’elle résulte, au moins en partie, de l’effondrement du soutien du NPD et du Bloc Québécois donc un objectif important sera de « conclure l’affaire » pou assurer l’avance des libéraux.
Bien que M. Carney soit encore en train d’apprendre les rouages de la politique partisane, il a une expérience avérée de la gestion des défis et des crises économiques, avoir été en tête de table pour ces conversations dans deux pays du G7. Il faut donc s’attendre à ce qu’il joue sur ces atouts pour tirer parti de l’importance du facteur Trump dans la question du scrutin.
Pierre Poilievre, Jagmeet Singh et le chef du Bloc Québécois Yves-François Blanchet, s’en prendront à M. Carney sur la base du bilan libéral des neuf dernières années. M. Carney se présentera comme un agent de changement en faisant le lien avec ses décisions relatives à la suppression de la taxe carbone et à l’arrêt des modifications des gains en capital. Il vendra sa vision de la diversification de l’économie canadienne pour faire face à l’agitation tarifaire créée par M. Trump.
M. Carney présente également quelques faiblesses, que les autres dirigeants examineront. Il s’agit notamment d’une certaine mollesse à l’égard de la Chine, ainsi que de conflits potentiels liés à son mandat en tant que président de Brookfield Asset Management, notamment l’utilisation de paradis fiscaux par cette société et à la transparence de la déclaration de patrimoine personnelle qu’il a faite lorsqu’il est devenu premier ministre.
Pierre Poilievre
En tant que candidat à la traîne dans les sondages dans ce qui est devenu une course à deux parti, M. Poilievre est confronté à des défis plus importants que M. Carney, à commencer par la lenteur avec laquelle il s’est attaqué au facteur Trump. Il a également été critiqué pour avoir passé trop de temps à prêcher à sa propre paroisse et pas assez à prospecter de nouveaux partisans. Les débats sont peut-être la dernière et la meilleure occasion pour les conservateurs de recadrer l’élection en ce qui a trait à qui est le mieux placé pour gérer les perturbations et les assauts tarifaires de M. Trump contre le Canada.
Le soutien des conservateurs est de loin le plus engagé de tous les partis et il est le plus fort chez les hommes en général et en particulier chez les jeunes hommes âgés de 18 à 34 ans. Le parti souffre cependant d’un écart important entre les genres parmi les femmes en général et en particulier parmi les femmes de la cohorte d’âge inférieure. Comme l’a dit de manière imagée la stratège conservatrice Tasha Kheiriddin sur son blog le week-end dernier, « Pourquoi les femmes ont-elles la nausée? Parce qu’elles sentent un air de masculinisme, et que cela leur rappelle le politicien qu’elles méprisent le plus : Trump ».
Un nombre substantiel de conservateurs canadiens sont favorables à M. Trump, et le fait que ce dernier est au centre de la question du scrutin n’aide pas Poilievre. Il en entendra parler par les autres chefs au cours du débat. En réponse, il se concentrera sur l’expérience internationale de M. Carney et lui demandera quelles concessions il a pu obtenir de M. Trump lors de leur seule conversation téléphonique.
La vaste expérience de M. Poilievre en matière de politique et de débats constitue un avantage évident par rapport à M. Carney, mais il devra faire preuve de discipline. Il peut parfois se montrer strident et autoritaire, au détriment d’une apparence réfléchie et mesurée. Dimanche soir dernier, dans Tout le monde en parle, l’émission télévisée québécoise d’affaires publiques très regardée, M. Poilievre a adopté une approche plus douce avec un peu de succès.
Selon Campbell Clark, du Globe and Mail, il « n’avait rien à voir avec le politicien agressif, haranguant et lançant des slogans que les Canadiens ont vu lors de ses rassemblements de campagne et pendant la plus grande partie de son mandat. Pour ceux qui connaissent M. Poilievre, sa prestation a été étonnamment chaleureuse et sympathique. Et pour les francophones qui suivaient et qui ne connaissent pas encore le chef conservateur, c’était la meilleure introduction qu’il pouvait espérer ». Lors des débats, il faut s’attendre à ce que M. Poilievre adopte une approche similaire, plus douce et plus persuasive, afin de faciliter la sensibilisation des femmes. Il adoptera probablement une approche similaire lors du débat en français, car il reste moins connu au Québec.
Jagmeet Singh
L’effondrement apparent du soutien au NPD à travers le pays constitue une toile de fond déterminante pour M. Singh dans les débats. Avec son parti bloqué à moins de 10 % dans les sondages, le statut de parti officiel à la Chambre des communes est clairement en jeu pour M. Singh et le NPD. Mark Carney va probablement l’ignorer parce que les libéraux ont largement profité de la faiblesse du NPD, et Pierre Poilievre le laissera tranquille parce que les conservateurs ont besoin d’un NPD plus fort pour affaiblir le vote progressiste et créer les divisions au niveau des circonscriptions qui leur permettent de gagner des sièges. Privé de ses appels traditionnels au vote stratégique par la montée en puissance des libéraux, M. Singh aura du mal à se rendre pertinent, lui et son parti, dans les deux débats.
Yves-Francois Blanchet
Le parti d’Yves-François Blanchet a subi le même sort au Québec que le NPD de Jagmeet Singh dans le reste du Canada. La question du scrutin lié à Trump a rendu le Bloc moins pertinent pour les électeurs québécois et a donné l’avantage aux libéraux, qui, selon les sondages, se dirigent vers une majorité dans cette province. Il est probable que M. Blanchet joue un rôle moins important dans le débat anglophone, mais dans le débat francophone, sa principale cible sera M. Carney, dont il remettra en question la maîtrise du français, ainsi que la connaissance de la culture québécoise. Il s’en prendra également à l’engagement de M. Carney de contester la dernière version de la loi linguistique controversée du Québec et fera pression sur ce dernier pour qu’il aligne davantage les politiques d’immigration fédérales sur les besoins du Québec.
Geoff Norquay a contribué à la rédaction de cet article.